Un des signes de l’hominisation a été le passage de la marche quadrupède en s’appuyant sur les poings comme les primates à celle de bipède. La tête s’est redressée, libérant certaines parties du cerveau essentielles dans la fonction de l’intelligence. Tout le poids du corps s’exerce alors sur la plante des pieds avec une force qui peut être brutale mais la nécessité de les protéger se manifeste très tôt, la chaussure/savate - « Savate » en vieux français veut dire « vieille chaussure » -, signe de civilisation, est un pan de l’étude archéologique, on pourrait en faire une étude géopolitique.
« Qui contrôle le passé contrôle le futur. Qui contrôle le présent contrôle le passé…. Si vous désirez une image de l'avenir, imaginez une botte piétinant un visage humain, éternellement. »
George Orwell « 1984 »
Expression de la brutalité humaine, la chaussure peut aussi, quand elle est abandonnée pour fuir plus vite, être symbole de défaite et de lâcheté.
La Bible dans Isaïe chapitre 9 versets 1à 4
« Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière ; et sur les habitants du pays de l’ombre, une lumière a resplendi. Tu as prodigué la joie, tu as fait grandir l’allégresse : ils se réjouissent devant toi, comme on se réjouit de la moisson, comme on exulte au partage du butin. Car le joug qui pesait sur lui, la barre qui meurtrissait son épaule, le bâton du tyran, tu les as brisés comme au jour de Madiane. Et les bottes qui frappaient le sol, et les manteaux couverts de sang, les voilà tous brûlés : le feu les a dévorés. »
1 – ARCHÉOLOGIE DE LA CHAUSSURE/SAVATE :
La chaussure Areni-1 est une chaussure de cuir vieille de 5500 ans trouvée en 2008 par l’équipe de l’archéologue Boris Gasparyan sur le site archéologique de Areni-1 en Arménie près de Vayots Dzor dans une fosse circulaire de 0,45m de profondeur au milieu de céramiques brisées. Elle est à ce jour la plus ancienne qu’on ait découverte ( antérieure aux chaussures de la momie d’Ötzi découverte dans un glacier alpin). Cependant on connaît des sandales vieilles de 10 000 ans découvertes aux EU dans l'Oregon[].
C’est un mocassin en cuir remarquablement conservé, cet ancêtre de toutes les chaussures est taillé dans une pièce de cuir unique, et façonné pour ne pas meurtrir le pied de son porteur. Sa conception correspond à un modèle retrouvé dans l'ensemble de l’Europe pendant plusieurs millénaires ( le modèle est voisin des pampooties, portées dans les îles d’Aran en Irlande jusqu’aux années 1950 ou des opanci encore portées lors des fêtes folkloriques des pays balkaniques.)
En raison du froid, de l'absence d'humidité qui règnent dans la grotte d'Areni-1 et d’une épaisse couche de crottes de mouton, véritable couvercle d’étanchéité, la chaussure était presque intacte avec ses lacets. Des conditions de conservation si idéales qu'elles ont, au départ, induit les archéologues en erreur : " Nous pensions tout d'abord que le mocassin et les autres objets contenus dans la caverne dataient seulement de 600 à 700 ans car ils étaient en très bon état ", a déclaré Ron Pinhasi, archéologue au Collège Cork (Irlande). C’est la datation au carbone 14 qui a révélé le grand âge de cette antique chaussure.
Deux questions restent en suspens :
- La chaussure contenait de l'herbe dont le rôle est à définir : isolant thermique pour le pied ou moyen de conserver la forme de la chaussure non portée.
- Sa petite taille – 37 -correspond à la taille des hommes de la région mais pourrait aussi être adaptée à une femme.
Plus de détails sur :
http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Chaussure_Areni-1&oldid=100228557
Protégeant le pied, la chaussure permet de multiplier les distances parcourues, elle devint vite une partie indispensable de l’équipement des militaires et en particulier des fantassins, pouvant à l’occasion faire partie du butin. Elle est même devenue un attribut majeur d’un sport de combat et d’auto-défense.
2 – LA SAVATE : Un sport de combat oublié
La savate ou boxe française est un sport de combat de percussion où deux adversaires – un homme qui pratique la savate est appelé un tireur tandis qu'une femme s'appelle une tireuse - munis de gants et de chaussons se portent des coups avec les pieds et les poings. Elle naît au début du 19ème s. dans l’esprit de l’escrime française dont elle utilise les termes, dans un contexte d’attrait nouveau pour les activités physiques.
C'est un sport très percutant et très efficace bien qu'il soit relativement peu connu. Ce nouveau sport répondait à trois tendances de la société parisienne de l’époque : se confronter physiquement en duel sans risquer la mort, entretenir sa forme et apprendre des techniques de défense personnelle. Les savatiers se retrouvaient au départ dans les arrière-salles des cafés puis dans des salles spécialisées comme celle maître d'armes Michel Casseux en 1825 sous Charles X. Il est le véritable inventeur du sport de la Savate. Charles Lecour crée après 1830 le sport de combat dit Boxe française en réunissant les techniques de la savate et de la boxe anglaise avec port obligatoire de chaussures.
L’écrivain Théophile Gautier a longuement parlé de ce sport dans un livre daté de 1842, Le maître de chausson. « Vous voyez –dit-il - que la savate est une science profonde, qui exige beaucoup de sang-froid, de réflexion, de calcul, d’agilité et de force ; c’est le plus beau développement de la vigueur humaine, une lutte sans autres armes que les armes naturelles, et où l’on ne peut jamais être pris au dépourvu. »
http://www.bmlisieux.com/curiosa/gautier01.htm
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 5 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol.
A la suite des pertes de la 1ère Guerre mondiale il ne reste plus en 1930 que 500 adhérents en France et quelques salles. En 1937 eut lieu le dernier championnat de France jusqu'à la renaissance de ce sport en 1966. La boxe française survécut grâce à quelques passionnés dont Bernard Plasait. En 2013 la Fédération de savate boxe française compte 48 700 licenciés dont 1/3 de femmes répartis dans 730 clubs. Les femmes aussi pratiquent la discipline : elles sont plus de 14 000 pratiquantes.
La chaussure/savate devenue indispensable à une société qui se veut sophistiquée peut donc devenir un produit stratégique, une occasion de rapine ou de butin, même au cœur de ce 20ème Siècle prétendument civilisé.
3 – CHAUSSURES ET SHOAH
Dans leur souci presque maladif de trouver des ersatz et de faire des stocks pour que la population allemande civile et militaire ne souffre pas de la pénurie, l’administration nazie planifie toutes les sortes de récupérations possibles. C’est en particulier le cas des biens confisqués aux populations déportées, notamment aux juifs dépouillés de tout, même du maigre bagage qu’ils furent autorisés d’emporter avec eux dans les convois des trains de la mort à destination des camps de déportation et d’extermination.
Sur la photo qui suit on voit des chaussures entassées au magasin d’Auschwitz en Pologne. (Photo de 1945. Coll. Stanislaw Mucha © mémorial de la Shoah/CDJC.)
La logique industrielle et matérialiste, la recherche de l’efficacité qui fait la célébrité du système capitaliste industriel allemand vont être appliquées au projet d’extermination à grande échelle imaginé par Hitler et Himmler. Il conduisit l’Allemagne nazie à nier toute dignité à l’être humain à partir du moment où il appartiendrait à ce que Hitler dès 1923 dans Mein Kampf appelle les « races inférieures ». C’est ce qui va donner au génocide nazi ce caractère unique, ce pourquoi on ne peut le mettre sur le même plan que tous les génocides qui ponctuent l’histoire humaine et notamment aux 20 et 21èmes siècles. Seule l’Allemagne nazie a voulu faire de l’être humain une matière première, un matériau qu’il faut traiter et valoriser par des procédés industriels mis au point par l’ingénierie allemande.
A l’heure où nos sociétés contemporaines font des embryons humains la matière première d’une utilisation de plus en plus diversifiée, la folie nazie mérite d’être méditée.
http://gradhiva.revues.org/735
Les tas de chaussures sont l’image de ces tas corps qui hantent nos consciences et qui ont hanté tant d’artistes et écrivains des 20 et 21èmes siècles.
Parmi eux, Zoran Mušič, ce slovène est né à Gorizia en 1909, mort à Venise en 2005, entre à l'École des beaux-arts de Zagreb, étudie l'expressionnisme viennois et la Nouvelle Objectivité de Berlin. Au cours d'un voyage en Espagne, il découvre El Greco et Goya, ainsi que l'œuvre de Pieter Bruegel, Le Triomphe de la mort.
Soupçonné de résistance, il est arrêté à Venise en septembre 1944, il est déporté à Dachau. Il vivait entre Venise et Paris. Son œuvre a fait l'objet de nombreuses expositions en Europe, dont une rétrospective au Grand Palais en 1995.
- Où avez-vous fait des dessins ?
- Partout, dès que je pouvais. Les sujets ne manquaient pas [...]. Les feuilles, je les volais à l'usine où je travaillais, ou à l'infirmerie [...]. [...] Je ne voulais pas illustrer, faire des documents ; je dessinais. Ceux qui étaient entassés, les uns sur les autres. Je ne me considérais pas comme un reporter.
- Vous parlez souvent de « paysage de cadavres »...
- Oui, car cela devenait un paysage, car, lorsqu'on voyait des centaines, des milliers de cadavres, c'était une chose qu'on ne pouvait décrire [...]. Je dis paysage pour exprimer quelque chose de terrible. Si je dis paysage, je pense à des cadavres...
- Quand vous avez repris les motifs en 1972, qu'est-ce qui vous y a poussé ?
- Quand je suis revenu, en 1945, c'était trop frais pour sortir. Sur le moment, j'ai dessiné ce que j'ai vu. Puis j'ai cherché à oublier ce que j'avais vu. Mais en dessous, ça travaillait ; après une dizaine d'années, tout ce qu'on a souffert, vu et ce à quoi on a participé, ressort. Toutes ces toiles ne pouvaient pas rester cachées. C'est là que j'ai commencé à peindre. On ne peut pas appeler cela « souvenirs ». Ce que j'avais dedans devait ressortir. Le déclic a été les événements dans le monde qui ont commencé à se répéter un peu partout, les guerres, les massacres.
-A propos des dessins dans les camps...
Une nécessité absolue [...]. De reproduire, de représenter [...]. Ce n'est pas que je voulais témoigner [...]. Parce que tu ne savais pas si tu sortirais de cet univers-là, j'étais parmi eux, parmi ces cadavres, comme eux ! [...] Le blanc c'était la couleur des cadavres. Une espèce de bleu pâle, presque blanc. Comme il n'y avait presque plus de chair, c'était comme les structures d'un paysage de montagne. Je sais que les gens ne peuvent pas comprendre, qu'ils doivent trouver absurde que je parle de « paysage de cadavres », parce que les cadavres, c'est ce qu'on ne voit justement jamais. Quand quelqu'un meurt, on le cache.
Extrait de Jean CLAIR, La Barbarie ordinaire, Mušič à Dachau, NRF-Gallimard, 2001.
« J'avais ces monceaux de cadavres dans mon regard intérieur, et plus tard, quand je découvris ces collines près de Sienne, ravagées par le temps et la pluie, ces reliefs d'argile minés par le temps et ressemblant à des cadavres à peine recouverts de peau, j'éprouvai un choc, car en elles, je reconnus les monceaux de morts de mourants dans le camp » (Zoran Mušič, op. cit.).
Traces de chaussures dans le sable, traces dans la boue de l’histoire, traces dérisoires qui gisent comme des cadavres sur les champs de bataille de notre histoire contemporaine bouleversée.
4 – 1967 : CHAUSSURES PERDUES DANS LES SABLES DU SINAÏ
Il y a près d’un demi-siècle, le 6 juin 1967 la guerre éclatait au Proche Orient, tous les journaux titraient sur la violence des combats et voilà que six jours plus tard toute la presse titrait : « Les armes se sont tues ! ». Cette « guerre-éclair » allait entrer dans l’histoire sous le nom de « Guerre des Six jours », la 3ème guerre israélo-arabe après celles de 1947 et 1956. L'aviation israélienne détruisait au sol l’aviation arabe tandis que les blindés de Tsahal fonçaient dans le désert du Sinaï et vers la bande de Gaza, s’emparant de territoires clés pour assurer selon les militaires une sécurité définitive pour Israël : la Cisjordanie et Jérusalem-Est, contrôlées jusque là par la Jordanie ; le plateau du Golan syrien ; le Sinaï et la bande de Gaza égyptiens. Ce sont les fameux « territoires occupés » qui multiplient par quatre la superficie d’Israël et que le Conseil de sécurité de l'ONU somme Israël d’évacuer par la résolution 242, adoptée le 22 novembre 1967, qui ne sera jamais appliquée. Malgré les accords israélo-égyptiens de Camp David en 1978 et israélo-palestiniens d'Oslo en 1993, le rôle de médiateurs des Etats-Unis, le problème reste aujourd'hui entier, encore compliqué par les dissensions entre palestiniens.
Les images de la victoire israélienne frappent les imaginations dans le monde entier. Tous ceux qui ont vécu ces événements ont gardé en mémoire les chaussures laissées par les troupes égyptiennes dans les sables du Sinaï ou le matériel de guerre abandonné sur la « route de la retraite » par ces milliers de soldats égyptiens mourant de soif dans le désert et attendant comme une délivrance d'être faits prisonniers.
Ce cliché qui a fait le tour de toutes les rédactions du monde a été réalisé par le Français Gilles Caron. Né en 1939, il a vécu toute sa jeunesse en Haute Savoie avant de faire des études de journalisme à Paris. Appelé au service national en 1959, il participe comme parachutiste à la Guerre d'Algérie. Après son mariage il commence une carrière de photographe de mode. En 1967 il fonde à Paris l’Agence Gamma avec notamment Raymond Depardon. Dans ce cadre il va effectuer comme grand reporter plusieurs voyages à l’étranger pour couvrir diverses zones de tensions d'abord en Israël pendant la Guerre des Six Jours où il réalise son fameux cliché, au Vietnam en pleine guerre EU - Viet Cong, au Nigeria lors de la sécession du Biafra où il se rend trois fois, en Irlande du Nord à Londonderry, en Tchécoslovaquie lors du printemps de Prague en 1968, dans le Tibesti tchadien en insurrection. Il suivra aussi les manifestations de mai 1968 à Paris. En avril 1970, il se rend au Cambodge où il disparaît le 5 avril à l'âge de 30 ans, avec deux confrères, sur la route reliant Phnom Penh à Saigon dont les Khmers rouges avaient pris le contrôle.
Le 19 décembre 2007, son épouse Marianne Caron a créé la Fondation Gilles Caron. En 2013 se tint au Musée de l’ Élysée à Lausanne une exposition de ses photos consacrée aux visages des guerriers sur la période 1967 jusqu’à sa disparition en 1970. Intitulée « Gilles Caron, le conflit intérieur », elle a mis en relief le questionnement de Gilles Caron sur le rôle du photo-reporter, les questions de la recherche de sens et la quête de la responsabilité au cœur du photojournalisme : "n'être que témoin, dit Caron, c'est encore une fuite". D'abord héros audacieux , il passe avec le temps de la glorification guerrière comme dans ses clichés sur la Guerre des Six Jours, à une compassion envers le soldat confronté à l'horreur à Dak To au Vietnam, puis à une critique implicite de la guerre à caractère colonial avec les enfants décharnés du Biafra. La couverture du catalogue reprenait un détail de la célèbre photographie des chaussures abandonnées dans le sable du Sinaï par des soldats égyptiens. Elle convenait à une couverture mais il n’en reste pas moins qu’il est difficile de faire abstraction de son utilisation par la propagande sioniste et occidentale pour montrer la lâcheté supposée des soldats égyptiens se déchaussant pour fuir plus vite.
http://www.juif.org/le-mag/293,que-disait-la-presse-au-lendemain-de-la-guerre-des-6-jours.php
http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Gilles_Caron&oldid=108486052
http://www.fondationgillescaron.org/index.html
http://lunettesrouges.blog.lemonde.fr/2013/02/04/gilles-caron-le-conflit-interieur/
( A SUIVRE …)