« …la petite femme rousse peinait….à rechercher dans la presse et à éliminer les noms des gens qui avaient été vaporisés et qui étaient considérés comme n'ayant jamais existé. Il y avait les immenses ateliers d'impression ... équipés pour le truquage des photographies. ….Il y avait les armées d'archivistes qui dressaient les listes des livres et des périodiques qu'il fallait retirer de la circulation.
Et quelque part, absolument anonymes, il y avait les cerveaux directeurs qui coordonnaient tous les efforts, exigeant que tel fragment du passé fût préservé, tel autre falsifié, tel autre encore anéanti.
Et le Commissariat aux Archives n'était qu'une branche du « Ministère de la Vérité »
1984 de George Orwell p.65-66
Les Procès de Moscou en 1934, ceux de Prague en 1948 et ceux de l’ère maoïste, ont montré comment des régimes peuvent réécrire l’histoire.
Le commissaire du peuple Nikolaï Yezhov, aux côtés de Staline, Vorochilov et Molotov est "gommé" après les purges de Moscou .
"Effacement de la Bande des Quatre" après leur élimination à la suite de la mort de Mao Zedong en 1976.
Le 26 juin 2014 sur France Inter, Bernard Kouchner plaidait pour l’effacement des mots, l’effacement de l’histoire ?
«N'employons plus jamais le mot euthanasie. D'abord il y a nazi dedans, ce qui n'est pas gentil » a-t-il lancé sur les ondes de la radio. «Et puis on a tout de suite l'impression qu'il y a une agression, vous voyez, qu'on va forcer les gens, comme le mot ingérence.»
Et de plaider pour l’expression « mort douce » : «employer des mots qui sont doux. La fin de vie doit être quelque chose qu'on partage avec les siens et qui doit être un témoignage d'amour plus que de brutalité.»
A lire :
Voilà qui suscite de curieuses résonnances en Allemagne comme en France :
Lire mon article :
En 1939 est lancée sur l’ordre d’Hitler l'aktion T4, appelée aussi «programme d'euthanasie», visant, afin de réduire les dépenses de l’Etat à l’heure de l’effort de guerre – guerre contre les dépenses inutiles provoquées par des bouches inutiles sans aucun intérêt pour la nation, c’est déjà la question des déficits publics dans une Allemagne qui peine à sortir des conséquences de la crise économique des années Trente – l’élimination des handicapés physiques et mentaux (vraiment, dirait M.Kouchner « ce n’est pas gentil » … )
Conçu comme un “programme humanitaire”, il prend le nom de Programm für unheilbaren Kranken, c’est-à-dire “programme pour le malade incurable”.
Ce programme applique les thèses du juriste Karl Binding sur la notion de “vie indigne d’être vécue” (dans le livre Die Freigabe der Vernichtung lebensunwerten Lebens = L’autorisation de supprimer la vie indigne d’être vécue, écrit avec le psychiatre Alfred Hoche) : Il pose la question en y répondant par l’affirmative : Existe-t-il des vies humaines qui auraient à ce point perdu la qualité de bien juridique que leur prolongation, aussi bien pour le porteur de la vie que pour la société, serait définitivement privée de toute valeur?” ; concluant à la nécessité d’autoriser la suppression de telles vies.
Ces actions étaient effectuées sans avertir les proches des patients concernés (voilà encore une curieuse résonnance avec « le procès Bonnemaison »). Sans aucun contrôle judiciaire les personnes à éliminer étaient sélectionnées par les médecins et réparties en trois groupes: celles souffrant de maladie psychologique, de sénilité ou paralysie incurable; celles hospitalisées depuis au moins cinq ans; celles internées comme aliénés criminels, les étrangers et celles qui étaient visées par la législation raciste nationale-socialiste.
Pour Carl Schmitt, le “juriste du IIIe Reich”, la souveraineté ou pouvoir de l’Etat, se définit comme “pouvoir de décréter l’état d’exception” : la création d’une catégorie juridique de la “vie indigne d’être vécue” est analysée comme cet état d’exception que l’Etat peut légitimer par rapport à la loi fondamentale qu’est l’interdiction du meurtre, c’est affirmer la légitimité première et absolue de l’Etat, qui donc par essence « totalitaire » et échappe à toute norme. C’est faire de l’Etat la seule source légitime de normativité pour la société.
Au procès de Nuremberg (1945- 1946), on a estimé à 275 000 le nombre des victimes de Programme T4. Ce programme d’euthanasie a servi de « ballon d’essai » et d’expérimentation avant la généralisation de l'extermination systématique des Juifs, Tziganes, résistants … mise en œuvre à partir de 1942. Les médecins Karl Brand et Viktor Brack, responsables du programme, furent condamnés à mort au procès de Nuremberg ; tous deux ont déclaré ne pas ressentir de culpabilité dans la mesure où la question de l’euthanasie ne tarderait pas à se poser à nouveau.
Mais les nazis étaient aussi soucieux de ménager l’opinion publique et pour qualifier l’entreprise, le führer recommanda d’utiliser un mot plus doux que celui d’euthanasie, le mot «gnadentod» qui peut se traduire par «mort infligée par pitié» ou «mort miséricordieuse».
Raoul hausmann "L'esprit de notre temps" v.1920
L’Etat nazi n’est pas une exception, il est en réalité l’exemple extrême de l’Etat idéologique totalitaire, qui se considère comme habilité à attribuer ou non une valeur à la vie humaine et à décider de l’application ou pas de la loi en fonction de ses propres critères d’évaluation de ce qui est bon pour l’Etat ou la nation en dehors de toute obligation normative légale ou morale. En refusant l’analyse rationnelle de l’expérience nazie, on refuse de prendre en compte des mécanismes totalitaires qui peuvent gangréner n’importe quel Etat, y compris les Etats démocratiques. Les logiques économiques libérales fondée sur la seule recherche du profit peuvent conduire à des logiques d'élimination des dépenses considérées comme inutiles ( derrière le mot dépenses il y a des personnes âgées en fin de vie, des handicapés moteurs ou mentaux ...) pour lutter contre le problème des déficits publics notamment dans le secteur de la santé publique. Est-on si loin des considérations du régime nazi ?
Voir la Tribune parue dans Le Figarovox :
et aussi :
http://cahierslibres.fr/2014/06/euthanasie-etat-nazi/
G. Agamben Le pouvoir souverain et la vie nue, Homo sacer I, Paris, Seuil, 1997 (1995), partie III “Le camp comme paradigme biopolitique du moderne”, chapitre 3 “La vie qui ne mérite pas de vivre”