Comprendre les suicides - les auto-immolations – par le feu passe par une appréhension des significations souvent multiples du feu dans la psychologie humaine. Une brève approche ethno-historique s’impose .
Saïgon le 11 juin 1963 :
Le feu purifie, régénère et rassure
La maîtrise du feu par Homo erectus est une étape majeure dans l’évolution préhistorique de l’homme : alors que l’animal craint et fuit le feu, l’homme le domestique et le met à son service à la fois comme facteur technologique d’amélioration et de purification (durcissement du bois, cuisson, fonte des métaux …), comme source de régénération ( lutte contre le froid, amélioration de la qualité de l’alimentation, les incendies de savanes et de forêts montrent aussi la capacité de la nature à renaître, souvent avec une abondance plus grande, ce que pratiqueront les premiers agriculteurs du Néolithique et encore ceux des forêts tropicales et équatoriales actuelles, avec la culture sur brûlis ) et de protection face aux animaux sauvages. Cette maîtrise est attestée avec certitude sur plusieurs sites européens vers -350 000 ans, des chercheurs israéliens parlent de 790 000 sur un site proche du Jourdain, une équipe américaine parle même de 1 Million d’années[1] De nombreuses œuvres de fiction contemporaines montrent l’importance de cette étape, la plus connue est le roman La Guerre du feu de J.-H. Rosny dont l’adaptation cinématographique a été réalisée par Jean-Jacques Annaud.
Cependant cette maîtrise est imparfaite et comme les animaux, l’homme redoute - retrouvant les peurs ancestrales - les feux de broussailles, de forêts ou de savanes provoqués par la foudre dans les périodes de sécheresse.
La valeur symbolique du feu
La valeur symbolique du feu est sans doute presque aussi ancienne comme l’atteste la cosmologie des plus vieilles civilisations : la philosophie chinoise en fait un des cinq éléments naturels à côté du métal, de l’eau, du bois et de la terre ; dans le monde antique grec avec Aristote et au Moyen Age en Occident de nombreuses doctrines en font un des quatre éléments inertes de base à côté de l’eau, de l’air et de la terre.
Très vite à cause de la chaleur qu’il rayonne le feu a sans doute été associé au soleil et aux volcans assimilés au feu des forges du Dieu forgeron, Héphaïstos pour les Grecs, Vulcain pour les Romains. Très tôt des cultes y sont liés comme ceux du dieu-soleil Râ en Egypte. Chez les anciens Perses le culte du feu considéré comme protecteur de l’Etat est au cœur de leurs cérémonies religieuses, chaque matin ils saluaient le soleil levant, symbole du feu le plus pur. Ils entretenaient en permanence dans leurs sanctuaires le feu sacré et Behram était le génie du feu.
Chez les Grecs et les Romains le feu sacré était entretenu sans cesse à Athènes et Delphes, à Rome c’était le rôle des prêtresses de Vesta, divinité italique assimilée à la déesse grecque Hestia[2], divinité du feu sacré et du foyer . Les prêtresses de ce culte, les vestales [3](virgo vestalis), choisies entre l’âge de six et dix ans et nées des parents libres, étaient au nombre de quatre à sept selon les époques et tenues à la virginité, symbole de la pureté du feu. Toute transgression est punie de mort : la coupable est fouettée nue puis enterrée vivante, emmurée ou condamnée au bûcher et son amant est flagellé à mort par le grand pontife ainsi que les esclaves au courant de la liaison. Elles accomplissaient un sacerdoce de trente ans où elles veillaient sur le foyer public du temple de Vesta dans le Forum de Rome. Toute extinction du feu était punie par le fouet infligé par un envoyé du grand pontife ou par ce dernier.
Comme lesHébreux, Hindouistes et Bouddhistes font brûler les offrandes à la divinité dans le cadre de leur culte, le feu consume les offrandes, image de la divinité qui consomme les offrandes. Une immolation (du latin immolare « offrir un sacrifice ») est un sacrifice en général religieux, dit aussi « holocauste ». Ces mots sont devenus synonymes de «tuerie» ou « massacre » de victimes sans défense.
L'immolation a le plus souvent lieu par le feu mais elle peut aussi avoir lieu par l'eau, la terre, le bois ou le fer.
La tradition juive ordonnait au peuple d'immoler un agneau mâle la nuit pascale en souvenir du sang de l’agneau qui avait protégé les familles juives pour protéger de l'ange exterminateur lors de la dernière plaie d’Egypte. Dans le Christianisme l'expression « agneau immolé » se rapporte au Christ. Chez les Gaulois l'immolation est un rituel de suicide des guerriers sans espoir consistant à mettre le feu à sa maison et se précipiter dans les flammes.
Dans la religion romaine l'immolation et l'abattage font partie de la deuxième phase du sacrifice. Dans cette phase accompagnée de prières on saupoudre le dos de l'animal sacrifié avec de la farine salée et on verse un peu de vin sur la tête de l'animal. ..[4]
De nombreuses civilisations comme la « civilisation des urnes » en Europe de 1300 à 500 av.JC, l’Hindouïsme, pratiquent la crémation des défunts.
Le feu est aussi symbole de la lumière
Les Juifs allument la Hanoukkia (chandelier à neuf branches) lors de la fête Hanoucca pour commémorer le miracle de la fiole d'huile se remplissant par miracle chaque jour. Chaque vendredi soir à la tombée de la nuit, on allume des bougies pour honorer l'entrée du Shabbat. L'usage de cierges pour marquer les temps liturgiques des églises catholiques et orthodoxes est hérité des usages juifs. La feu y symbolise aussi l’Esprit Saint. Certaines pratiques païennes utilisant le feu ont été récupérées dans le christianisme populaire comme les feux de la Saint Jean qui marquent l’arrivée de l’été.
Une signification spirituelle ambivalente
Beaucoup de rituels s’organisent autour du feu. Mais la signification de ces cultes est ambivalente, chez les Hébreux le culte de Baal souvent associé au feu incarne les forces du mal, du paganisme et de l’infidélité à Dieu. Dans la tradition chrétienne l’Enfer est vu comme des souffrances éternelles provoquées par le feu. Le feu a aussi une connotation érotique qui le rattache encore au mal. De nombreuses métaphores amoureuses évoquent la flamme de l’amour, la passion qui consume les corps et les imaginations, l’acte sexuel expression d’une ardeur dévorante…. Dans l’Antiquité gréco-latine, Éros ou Cupidon est armé d’un arc pour percer les cœurs mais aussi d’une torche pour enflammer les passions. Le mythe de Prométhée explicite la façon dont le feu a été subtilisé aux dieux au profit des hommes.
Cette ambivalence se retrouve sur le plan moral : au Moyen Âge les ordalies[5] sont des épreuves judiciaires souvent liée au feu ( marcher sur des charbons ardents …). C’est un mode de preuve en justice de nature religieuse, le mot vient du latin médiéval ordalium = jugement de Dieu. Les plaidants sont soumis à une épreuve dont l'issue, déterminée par Dieu, désigne la personne bien-fondée. Son résultat peut être orienté par les juges qui décident le type d'ordalie plus ou moins risquée et les circonstances de son exécution. L'ordalie par le fer rouge (ferrum candens) consistait à porter une barre de fer rougie sur neuf pas (ou marcher sur des socs de charrue chauffés à blanc). La main était par la suite bandée dans un sac de cuir scellé par le juge. On regardait trois jours plus tard la plaie, si elle était « belle », bien cicatrisée, cela prouvait l'innocence, le contraire prouvait la culpabilité, la sentence étant proportionnelle à l’état. L’expression « mettre sa main au feu » pour exprimer une certitude viendrait de cette pratique. L'ordalie par l'eau bouillante (aqua fervens), en est une variante. L'accusé devait plonger son bras dans un chaudron bouillant pour un anneau béni puis on bandait le bras brûlé. Dans l'ordalie par le feu, l'accusé devait traverser deux bûchers entrecroisés sans se brûler.
La condamnation pénale au bûcher est fréquente, elle durera jusqu’à l’époque moderne.
Cette peine du bûcher peut s’appliquer aux idées condamnées avec la destruction des livres interdits, on parle d’autodafés – cet acte étant qualifié de « biblioclaste », expression du « biblioclasme ».
Dans ces applications judiciaires on retrouve la signification de purification. Dès l’Antiquité l’incendie volontaire d’un bien, d’une maison et a fortiori d’une ville ( l’incendie de Rome par Néron qui en accuse les Chrétiens) est sévèrement puni.
A l’opposé le feu peut aussi avoir une signification positive. Le feu apparaît aussi comme le symbole de la famille, ne parle-t-on pas de « foyer » [6]. La flamme du foyer est soigneusement entretenue, elle est divinisée.
En conclusion
Le suicide par le feu, l’auto-immolation, est parfois perçue comme un acte de sacrifice [7] suprême face à l’injustice des hommes. On perçoit le lien qui peut exister entre cet acte et les notions de protection, de renaissance ou de régénération – la culture sur brûlis régénère la production agricole et la fertilité des terres -.
[vi] Le terme feu (du latin focus, le foyer) désigne au Moyen Âge le foyer, d'abord au sens strict (« endroit où brûle le feu ») puis figuré : le logement familial (cf. l'expression « sans feu ni lieu »), puis la famille elle-même. Très rapidement, il est utilisé comme unité de base pour l'assiette, le calcul et la perception de l'impôt, on parle alors de feu fiscal.
[vii] Selon le dictionnaire Larousse, l'action d'immoler revient à sacrifier quelque chose ou quelqu'un pour satisfaire une exigence (morale, professionnelle, etc.) A l'origine, ce geste vient de la religion juive, qui ordonnait au peuple d'immoler un agneau mâle par famille, pour protéger de l'ange exterminateur lors de la nuit pascale. Aujourd'hui, l'immolation est souvent pratiquée par le feu, mais elle peut avoir lieu aussi par l'eau, la terre, le bois, ou le fer.